D’un diagnostic souvent aisé, les ulcères superficiels chroniques de la cornée opposent néanmoins une véritable difficulté à cicatriser.
Dans la littérature, un grande diversité de solutions thérapeutiques est proposée avec des taux de réussite variables.
Les récentes études sur l’étiopathogénie de l’affection orientent le traitement vers l’utilisation d’inhibiteurs de protéases.
Qu’est ce qu’un ulcère superficiel chronique ?
L’ulcère superficiel chronique, également appelé ulcère atone, ulcère du Boxer ou ulcère à bords décollé, est défini comme une perte de substance épithéliale évoluant depuis plus de 10 jours.
En France, bien qu’il apparaisse préférentiellement chez les jeunes boxers, retrievers, caniches et épagneuls bretons, il peut affecter les chiens de toutes races et de tous âges 14, 20, 40.
Parfois asymptomatique, parfois très douloureux, il se présente comme une plage granuleuse et dépolie à la surface de la cornée (Photo 1).
Elle est généralement entourée d’un lambeau épithélial non-adhérent (Photo 2)
La rupture de la barrière épithéliale peut générer un œdème modéré et souvent circonscrit dans le lit de l’ulcère (Photos 3 et 4).
Une néovascularisation périphérique est parfois visible près du limbe cornéen 23 (Photo 2).
Le diagnostic est fondé sur la coloration des cellules épithéliales dégénérées par un colorant vital lipophile : le vert de lissamine(Photos 5 et 6).
En raison des remaniements de la membrane basale sous-épithéliale, les colorants hydrophiles comme la fluorescéine pénètrent et colorent le stroma sous-jacent et permettent également un diagnostic.
Comment l’ulcère épithélial apparaît-il ?
La perte épithéliale est classiquement qualifiée d’idiopathique : souvent, aucune cause mécanique (anomalie ciliaire, malposition palpébrale) ou fonctionnelle (insuffisances lacrymales qualitatives et quantitatives, œdème chronique, infection, kératite à médiation immune, paralysie du trijumeau, etc.) n’est mise en évidence 6.
En conséquence, l’hypothèse d’une dystrophie épithélio-basale est avancée.
Lors d’érosion épithéliale traumatique, l’histologie révèle des cellules basales disloquées sans altération de la membrane basale, alors que celle-ci apparaît discontinue, effilochée et épaissie lors d’ulcère superficiel chronique1, 8 (Photos 7 et 8).
Le lambeau épithélial, hyperplasique, montre des cellules basales dégénérées qui perdent leurs hémidesmosomes et leurs jonctions cellulaires. Au niveau de ces jonctions d’attache, une substance amorphe qui s’accumule en vésicules cytoplasmiques est mise en évidence (Photos 8, 9 et 10).
Dans le stroma antérieur sous-jacent, des kératocytes apoptotiques* sont accompagnés d’une fibroplasie hyaline et d’une modification de l’innervation 26. Ces images alimentent la controverse mais ne permettent pas de conclure définitivement au caractère dystrophique de la lésion ni à son origine, épithéliale ou basale.
Pourquoi l’ulcère superficiel persiste-t-il ?
Les faibles taux épithéliaux de certains neuropeptides (substance P)26 et facteurs de croissance (TGF ß-2)18, 39 pourraient orienter l’étiopathogénie vers une carence trophique7. Bien que la cicatrisation s’accompagne d’un retour à des valeurs usuelles, aucune étude n’a pu cependant démontrer que cette diminution était spécifique à cette affection.
Au contraire, l’augmentation des taux lacrymaux de certains acteurs de protéolyse (facteur d’agrégation plaquettaire5, 31, plasmine34, 41, 44, 47) déséquilibre l’homéostasie constituée par les protéases et leurs inhibiteurs3. Ainsi, la dégénérescence des cellules épithéliales et l’apoptose* des kératocytes46 pourraient conduire à une diminution de la libération de facteurs de croissance, modulateurs de métalloprotéases matricielles (MMP). Les taux élevés de MMP 2, 3 et 9 aboutiraient à la destruction du collagène IV, constituant majoritaire des hémidesmosomes. Cette hypothèse serait alors compatible avec l’accumulation de la substance osmophile amorphe décrite à l’examen anatomopathologique.
Outre son rôle essentiel dans l’induction d’une libération accrue de collagénases, la forte augmentation du taux lacrymal de plasmine est en particulier, à l’origine d’une fibrinolyse majeure9. Dans le processus d’épithélialisation, celleci limite la migration et l’adhésion des cellules basales15.
Quel traitement proposer ?
(Tableau 1)
Des gestes chirurgicaux
- Le premier geste thérapeutique face à un ulcère superficiel chronique est la désépithélialisation. Après anesthésie locale, l’épithélium non adhérent, hyperplasique et dégénéré, est débridé avec un écouvillon pour permettre l’ancrage d’un nouvel épithélium migrant sain. Renouvelable à volonté, cette technique seule permet 63 % à 84 % de cicatrisation en 3 semaines 2, 24.
- En mettant l’épithélium migrant à l’abri du mouvement abrasif des paupières, les mesures de recouvrement de l’ulcère permettent de conserver une meilleure adhésion au stroma sous-jacent :
- la greffe conjonctivale ou de biomatériaux (sous-muqueuse intestinale de porc, membrane amniotique, etc.) offre la sécurité de guérison avec l’inconvénient d’une chirurgie lourde et onéreuse ;
- la lentille hydrophile ou de collagène, la colle chirurgicale, la fixation de la membrane nictitante ou la blépharoraphie offrent en monothérapie des résultats variables, de 40 à 70 % de cicatrisation, qui peuvent être optimisés par une chirurgie du stroma ou par un traitement médical.
- Les chirurgies du stroma visent en effet à créer des points d’ancrage pour l’épithélium migrant. L’effraction de la couche hyaline antérieure peut être réalisée manuellement11, 43, par diathermie ou par laser Nd-YAG. Grâce à leur caractère peu invasif et répétable, ces techniques aboutissent à une cicatrisation dans 72 % à 100 % des cas selon certains auteurs37.
- De façon plus radicale, la kératectomie lamellaire, manuelle ou au laser Excimer, permet l’exérèse de toute la zone lésée. Souvent associée à une technique simple de recouvrement, elle offre 100 % de réussite37.
*Apoptose : terme employé ici dans sa valeur descriptive. L’application de la définition exacte de mort cellulaire programmée reste à prouver.
Des prescriptions médicales
Le traitement médical est classiquement fondé sur l’administration d’antibiotiques, de mydriatiques, de gels bioadhésifs et parfois de collyres hyperosmotiques. À l’heure actuelle, des traitements s’attachent de façon plus spécifique à trouver des bases raisonnées dans la physiopathogénie des ulcères épithéliaux chroniques.
Pour répondre aux hypothèses de carences trophiques, des collyres à base de facteurs de croissance ont été expérimentés pour renforcer les processus de migration et d’adhésion épithéliales : EGF, TGF ß-2, PDGF, GM-CSF, KGF, EDGF, IGF et sérum autologue 22, 25, 30, 35, 36, 42. Leur efficacité, variable, pourrait atteindre 80 % pour l’EGF. Les collyres de substance P n’ont montré leur efficacité à 75 % qu’en synergie avec l’IGF 26, 27, 29.
En pratique, seul le sérum autologue semble aisé d’utilisation, malgré une conservation réfrigérée limitée à 48 h. Dans l’hypothèse d’une activité protéolytique exacerbée, des collyres de fibronectine10, 16, éventuellement potentialisée par du hyaluronate, ont été essayés mais se sont révélés inefficaces face à la surproduction de protéases.
Le traitement médical s’oriente donc aujourd’hui vers des molécules anti-protéolytiques : glycosaminoglycanes polysulfatés21, bacitracine, aprotinine, acide e-aminocaproïque (AEAC)4, 12, 48, etc.
Dans une étude récente33, un collyre d’AEAC à 3,57 %13 administré 3 fois par jour en association avec une désépithélialisation a permis la cicatrisation de 94 % des ulcères en 3 semaines (Photos 11 et 12). En inhibant le tPA (tissue plasminogen activator)17, cet analogue de la lysine conduit à une diminution de la synthèse de plasmine38, 45. Il modère ainsi la libération de collagénases et augmente la synthèse de fibrine et de fibronectine nécessaires à la migration et à l’adhésion épithéliales (Figures 1 et 2).
En diminuant l’activité protéolytique des larmes, l’administration de gel bioadhésifs contenant du hyaluronate trouve alors toute sa justification en restructurant le lit de migration épithéliale28.
Quel est le pronostic de cette affection ?
Les récidives à moyen terme sur le même œil ou sur l’œil adelphe ne sont pas rares et peuvent être expliquées par l’hypothèse d’une dysplasie épithélio-basale.
Les récidives à court terme en lieu et place de l’ulcère sont justifiées par un processus de cicatrisation modifié.
Lors de simple érosion de surface, l’épithélium adhère fortement à la membrane basale sous-jacente à mesure de sa progression, jusqu’à cicatrisation complète. Au contraire, lors d’ulcère superficiel chronique, la membrane basale n’est régénérée que secondairement par l’épithélium ayant déjà cicatrisé grâce aux effractions de la couche hyaline stromale antérieure. Une bonne adhérence n’est ainsi retrouvée qu’après plusieurs mois. Cette observation impose un maintien de gels bioadhésifs pendant plusieurs semaines pour limiter l’effet abrasif des mouvements palpébraux.
Conclusion
Sans infirmer les hypothèses de carences en substance P ou TGF ß-2, ni les hypothèses de synthèse accrue de facteur d’agrégation plaquettaire (PAF), le succès thérapeutique de l’AEAC confirme le rôle essentiel de la plasmine dans l’entretien de la perte épithéliale lors d’ulcère superficiel chronique.
Avant d’envisager une kératectomie sécuritaire, le praticien peut donc proposer une alternative médicale sur 3 semaines, basée sur l’administration d’AEAC 3 fois par jour associé à du hyaluronate au coucher.
À J0, J7 et J14, une désépithélialisation et une kératotomie ponctuée seront réalisées si l’ulcère persiste.
La chirurgie sera envisagée à J21 le cas échéant.
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Auteur
Dr. Guillaume CAZALOT
Docteur vétérinaire
Clinique Vétérinaire La Borde rouge,
150 r. Edmond Rostand
31200 Toulouse.
Crédit des photographies
- A. Régnier (photos 1-2-4-5)
- G. Cazalot (photos 3-6-11-12)
- I. Raymond (photos 7-8-9-10)